Réflexion : Machine à voter en RDC, sésame pour une continuité irréversible du régime en place ?
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Machine à voter en RDC, sésame pour une continuité irréversible du régime en place ?
(Quelques scenarii réalistes d’une alternance improbable)
‘‘Knowledge is, in every country, the surest basis of public happiness”. (G. Washington, 1790)
Le 18 juin 2018, la Radio Okapi mentionnait dans ses pages relatives aux informations politiques sur la République démocratique du Congo (RDC) ce qui suit :
« Les formulaires de dépôts des candidatures sont disponibles dans les Bureaux de réception et de traitement des candidatures (BRTC), installés dans les chefs-lieux des territoires et dans les villes, a annoncé lundi 18 juin la Commission électorale nationale indépendante (CENI). Elle demande aux partis et regroupements politiques ainsi qu’aux candidats indépendants de les retirer dans ces bureaux. Onésime Kukatula Falashi, rapporteur adjoint de la CENI, précise que cette opération prendra 15 jours[1] ».
Huit jours plus tard, elle signalait des préoccupations sérieuses de la part des partis politiques d’Opposition dont le M17, et des services techniques de la Commission électorale nationale indépendante (CENI). En effet, si les partis se montrent préoccupés par la fiabilité de la machine à voter « imposée » par la CENI, les agents préposés à la réception et au traitement des candidatures sont plutôt inquiets du faible engouement des candidats potentiels. Ils devraient pourtant s’efforcer de déceler les raisons de la réticence bien manifeste des concernés. En réalité, il s’agit, là, d’un malentendu fondamentalement entendu. Voici le propos du M17 à ce sujet :
« Le parti M17 demande à la Commission électorale nationale indépendante (CENI) de « déterminer le nombre des bureaux de vote et leur effectivité sur terrain et de répondre à l’exigence de sa machine à voter ». Selon ce parti, qui se réclame du centre, ces précisions sont de nature à rassurer les acteurs du processus électoral et à garantir la transparence de ces élections. « Nous cherchons qu’il y ait ce climat-là qui garantisse aux acteurs que le meilleur va gagner. Tout cela n’a pas été fait », a déploré le président du M17, Augustin Kikukama[2]“.
Pour le camp de la CENI, il y a lieu de signaler ce constat, pourtant compréhensible, sur le déroulement des opérations préélectorales de l’heure :
« Seul un candidat à la députation provinciale a déposé sa candidature à Kinshasa depuis le lancement dimanche des opérations de réception et traitement des candidatures pour les provinciales en RDC, a indiqué lundi à Radio Okapi le service de la communication du secrétariat exécutif provincial de la CENI[3] ».
Fort de ce qui précède, il est bien indiqué de se demander si tous les acteurs, membres de la Majorité au pouvoir (Majorité présidentielle, MP), de l’Opposition politique[4] et de la société civile[5], croient au processus électoral en cours. En d’autres termes, les craintes exprimées par les uns et les autres imposent qu’on y prête toute l’attention voulue si l’on tient à maintenir la lisibilité des faits et gestes (comportements électoraux) des tous les acteurs. En l’occurrence, il s’agit d’examiner, par anticipation, les scenarii possibles et réalistes (du moins, les plus dominants) permettant de saisir l’incontournable rôle attaché à la machine à voter, équipement dont l’usage est présumé, dans l’opinion, assurer la continuité du régime en place en RDC. Il est question de montrer comment, quelles que soient les options prises par les acteurs s’identifiant avec l’Opposition ou la société civile pro-changement, tout (avec ou sans vote) est fait de manière à empêcher l’alternance au pouvoir pour le poste de président de la république.
La machine à voter se présenterait ainsi comme un sésame qui garantit au régime en place une continuité irréversible ayant son soubassement dans les phases préélectorale et post-électorale. Pour rappel, la fraude électorale est subtilement mieux orchestrée aussi bien avant l’élection proprement dite qu’après celle-ci. En effet, il n’est un secret pour personne, les séquences et activités faciles à manipuler car échappant aux contours rigides de la légalité sont nombreuses : le fichier électoral[6], la machine à voter, base de tous les enjeux et tous les dangers pour le cas congolais, la question cruciale de la nationalité, les infractions et les poursuites judiciaires concernant certains candidats… sont autant d’opportunités exploitables à disposition des acteurs dominants déterminés à étouffer les ambitions politiques des acteurs emblématiques de l’Opposition. Bien que légaux en apparence, certains de ces mécanismes sont foncièrement liberticides en matière de participation politique dans la mesure où ils favorisent la destruction du profil et de l’image politiques des candidats potentiels mis en cause. Pour la période post-électorale, qu’il suffise de signaler le rôle ambigu que jouerait l’organe compétent en matière de contentieux électoraux ainsi que la proclamation finale (confirmation) des résultats dans des circonstances se révélant particulières.
A la suite d’un examen rapide de la situation, les scenarii et les considérations s’y rapportant qui paraissent les plus en vue, en ce temps réel (le présent), se résument comme suit :
- Le syndrome de « l’indépendance immédiate ». ‘’Nous devons aller aux élections dans le délai prévu, quel que soit l’état du fichier électoral’’. C’est le premier piège qu’inspire la stratégie d’amalgame mise en œuvre[7] dans le processus électoral en cours. Ce moment crucial du processus tant attendu depuis 2016 et que personne ne voudrait voir de nouveau être reporté, est désormais placé sous le signe de l’urgence : « c’est maintenant ou jamais ! ». Maîtrisant les enjeux et les défis de ses stratégies politiques, bien que se révélant parfois suicidaires[8], la Majorité au pouvoir aurait délibérément retardé certaines séquences dans le but de déclencher un effet de fatigue chez les adversaires. Aujourd’hui, sans en avoir compris l’intentionnalité politique à l’origine, les acteurs aspirant au changement du régime, seraient les plus enthousiasmés pour prendre place à bord du navire de la CENI, formellement présentée comme le pouvoir organisateur des élections. Très peu de citoyens sont capables de retenir leur souffle pour réévaluer la bonne foi de la Majorité au pouvoir et l’intensité des engagements de tous les acteurs pour la tenue desdites élections. L’acceptation de la machine à voter constitue donc le premier scenario qui ferait cesser le rêve de l’alternance démocratique au pouvoir. Que l’on se rappelle bien que le changement de personnes n’est pas à confondre avec l’alternance politique ; c’est le changement de courant idéologique ou de vision politique en termes d’idéaux incarnés par les projets de société des partis, voire par des acteurs indépendants, pour transformer la société, qui compte.
- La machine à voter serait un stratagème ayant une fonction d’épouvantail au service de la Majorité au pouvoir. En tant qu’épouvantail, l’imposition de la machine à voter, doublée de sa forte médiatisation, ne serait qu’un discours visant à décourager les citoyens sensibilisés par l’Opposition et la société civile pro-alternance au pouvoir[9] à s’y opposer radicalement. La mobilisation des acteurs de l’Opposition et de la société civile opposés à l’utilisation de ladite machine, aurait un effet contre-productif, notamment le déclenchement artificiel du phénomène bien connu de l’abstentionnisme électoral, pourtant recherché par la Majorité. L’abstentionnisme électoral profiterait davantage à la Majorité présidentielle (MP) et à certains partis complices, ou simplement modérés. Une telle situation alimenterait des soupçons sans fondement réel de tricherie, du fait de la concentration des voix des électeurs, partisans du régime en place. En revanche, la prise de conscience ou simplement la méconnaissance des enjeux liés à l’usage de la machine à voter, entraînerait les acteurs de l’Opposition et de la société civile pro-alternance, à s’engager têtes baissées dans le filet de la fraude d’un processus électoral pourtant soupçonné depuis bien longtemps. Toutefois, il est possible de considérer le caractère fondé de la fraude sur la base d’un certain nombre d’évidences : d’une part, l’attitude triomphaliste de Monsieur Corneille Nangaa, président de la CENI et, d’autre part, l’adhésion sans réserve de la MP à toutes les actions et initiatives de la CENI depuis sa mise en place, ont toujours suscité des interrogations dans l’opinion publique et chez les partis et la société civile pro-alternance. Ici, le piège apparaît se fixer dans la peur du « qu’en-dira-t-on ?». Cette peur inspirée par une certaine éthique de la responsabilité[10] des acteurs de l’Opposition et de la société civile pro-alternance face à la population qui les jugerait après les élections[11], justifierait l’option en faveur de la participation : le refus de participer aux compétitions électorales en perspective, notamment pour le poste de président, favoriserait l’élection du candidat de la MP, ce qui constituerait un précédent fâcheux par rapport à l’avenir. La tristement célèbre expérience de l’Union pour la Démocratie et le Progrès Social (UDPS), parti de l’illustre opposant Etienne Tshisekedi, dont la consigne de boycott donnée à ses partisans lors des élections législatives et présidentielle de 2006, n’a jamais été oubliée. Elle aurait même provoqué une sorte de démobilisation et influencé la migration de certains partisans vers d’autres partis, y compris ceux de la MP garantissant l’accès à la mayonnaise.
- Le rejet catégorique de la machine à voter, constituerait un alibi favorable au report de toutes les élections à une date sine die. Il est bien connu que le régime en place a survécu depuis fin 2016 grâce à la vertu insoupçonnée du report même des élections. Celui-ci interviendrait, comme toujours, de façon opportune vers la fin de l’année électorale (second semestre de 2018). En parlant spécifiquement de l’UDPS qui serait devenue réticente face aux élections, le journal L’Avenir[12] écrit sur un ton de moquerie :
« A en croire le quotidien, l’UDPS n’est plus prête à aller aux élections, mieux à déposer ses candidatures dans les 171 bureaux ouverts sur l’étendue du territoire national.
Le parti de l’opposition évoque certaines conditionnalités parmi lesquelles le remplacement immédiat de son délégué à la CENI, la mise à l’écart de la machine à vote et le nettoyage du fichier électoral pour y extirper les électeurs fictifs, relève le confrère qui estime que tous ces préalables cachent en réalité la peur de l’UDPS d’aller aux élections par manque de discours politiques et l’impréparation [13]».
Nul ne peut se proposer, dans le contexte actuel, de disserter sur la position bien connue du régime en place face aux rappels des partenaires aussi bien occidentaux qu’africains sur la nécessité de respecter et d’appliquer l’Accord de la Saint-Sylvestre de décembre 2016. Inutile également de mentionner les pressions internes exercées par les partis et la société civile[14] sur le régime de Joseph Kabila pour décrisper la situation politique dans tous ses aspects critiques en vue de l’organisation des élections devant déboucher sur l’alternance démocratique au pouvoir. Globalement, qu’il s’agisse de processus diplomatiques (dimension internationale) ou de processus internes de négociation (échelle nationale), il est devenu évident que le régime est déterminé à poursuivre des politiques autonomes placées sous le concept rhétorique de souverainisme (« souveraineté absolue »), même s’il demeure difficile à mettre en œuvre de manière systématique. La ratification en catastrophe de la convention entre la RDC et la Russie dans le domaine de la coopération militaire, en dépit de l’engagement hésitant de nombre de sénateurs congolais, l’exhumation de la vieille proposition de loi sur la protection des ex-présidents de la république élus visant à gérer anticipativement la conjoncture politico-judiciaire d’après-présidence[15], la mise en place des structures de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat contrôlés par des hommes de confiance…sont autant d’illustrations révélant le niveau et le sens de la préparation d’un régime qui serait, en quelque sorte, « prêt à tout ».
- La candidature, sans surprise, de Joseph Kabila (« la candidature qui serait gardée en secret[16]»). Secret de Polichinelle, la candidature du président Joseph Kabila à sa propre succession vers la fin de la période de dépôt des candidatures, est une stratégie à faibles coûts pour provoquer le report des élections à la suite d’une possible contestation ouverte de l’Opposition radicale face à un candidat constitutionnellement illégal[17]. En effet, il est connu qu’à l’expiration de la période légale de dépôt des candidatures présidentielles, une seule option serait devant le peuple congolais, mieux représenté par les groupes organisés (partis politiques, société civile avec ses multiples composantes aux obédiences contrastées) : il s’agirait de refuser de reconnaître la candidature de Joseph Kabila. Si, en principe, c’est à la CENI recevant le dossier de l’intéressé qu’il incombe de constater l’illégalité d’une telle candidature, il faut bien craindre que la CENI soit tentée de fermer les yeux sur l’aspect constitutionnel de celle-ci (président fin-mandat) et se soit contentée avec cynisme d’en examiner la conformité à la seule loi électorale taillée sur mesure[18]. Cette dernière ne faisant pas allusion à la question du nombre de mandat du candidat président sortant, serait ainsi amenée à approuver telle candidature, donnant même l’impression de descendre d’une autre planète. La détermination de l’Opposition et de la société civile pro-alternance, de rejeter la candidature du président sortant, conduirait tout simplement au blocage des élections, consacrant ainsi le retour au scenario le plus probable et toujours souhaité par le régime en place. En fait, le syndrome qu’il est désormais permis de nommer « syndrome Nkurunziza[19] », permet de constater ici que la survie du régime en place en RDC est devenue la préoccupation fondamentale et ce, quel qu’en soit le coût.
- Parmi les candidats potentiels qui ne se sont pas encore manifestés et qui n’ont pas, à ce jour, été indexés pour des infractions ou d’autres affaires susceptibles de justifier leur exclusion de la compétition à la présidentielle, il y a sans doute le nom imposant de Jean-Pierre Bemba. Cependant, face aux incertitudes planant sur le sort de certains des candidats emblématiques (dont Moïse Katumbi notamment), il serait essentiellement stratégique de privilégier un discours unificateur et pacifiste pour l’ensemble du territoire national. Il serait une erreur monumentale, pour les partisans de Jean-Pierre Bemba, de relancer l’ancienne rhétorique jugée de triomphaliste, qui avait fini par assombrir son image de leader, notamment après le second tour de 2006. La popularité dans la capitale (Kinshasa) ne saurait jamais garantir à un candidat la victoire à la présidence de la RDC si ce dernier n’a pas eu les voix de ses compatriotes des provinces : celles-ci sont devenues trop nombreuses et dominées par une nouvelle génération d’élites émergentes.
- Les partisans de la rhétorique ethnolinguistique structurant l’espace politique congolais comme de prétendus blocs « Est » et « Ouest », doivent simplement s’en éloigner très tôt car elle ne reflète qu’une grande naïveté par rapport à la politique se jouant en temps réel. Il est trop naïf de penser un seul instant que les acteurs internationaux[20] entreprendraient des démarches de libération de Jean-Pierre Bemba parce qu’ils tiendraient à faire passer le pouvoir de mains d’un homme politique de l’Est à celles d’un homme politique de l’Ouest. De tout temps, leurs intérêts ont toujours été la base de leurs interventions, quelle qu’en soit la forme. Il ne faudrait donc pas confondre la convergence des intérêts fondant l’enjeu de la libération de Jean-Pierre Bemba, au-delà de la dimension judiciaire qui met en exergue son innocence, et les idées tordues de certains individus et groupes, basés au pays ou dans la diaspora, qui choisiraient de s’enfermer obstinément dans le déchiffrement hasardeux d’une situation complexe. Il est plus que temps de privilégier la nation incarnée dans le NOUS du savoir-vivre collectif, le peuple congolais dans toute l’extension du terme. Il ne s’agit pas d’un « nous particulier ou sectaire » : « Ezali tour na biso» (entendez : c’est notre tour), mais bien d’un « nous collectif et intégral ».
- Beaucoup de Congolais prétendent s’opposer à la balkanisation de leur pays, mais ignorent les processus sournois et subtils par lesquels ils contribuent à la construction de ladite réalité. En effet, les Congolais et Congolaises doivent se rappeler que leurs discours, symboliques et significatifs pour leurs petits groupes de référence, servent aussi de matériaux aux « autres » qui s’intéressent à la RDC et qui y fondent leurs projets pour atteindre leurs objectifs (intérêts). Quand pour un pays officiellement appelé « RDC » (« C » signifiant Congo), certains groupes de ses ressortissants (citoyens) préfèrent s’identifier comme étant d’un pays imaginaire Kongo (ceci rappelle l’ancien royaume Kongo di Ntotila), qu’ils appellent aussi « le pays de Simon Kimbangu » ou de « Kimpa Vita» …, cela peut paraître anodin pour les concernés et pour les Congolais ordinaires (moins critiques). Pour les observateurs étrangers, Africains ou non, il se pose, là, un sérieux problème d’identité à peine voilé. S’agirait-il de compatriotes congolais ayant un problème d’instruction, utilisant la lettre « K » au lieu de « C » ? S’agirait-il d’un fait délibéré pour renouer avec les sources [authentiques] historiques de l’appellation « Kongo » qui aurait inspiré le nom du pays appelé « Congo » dans le contexte moderne ? S’agirait-il simplement d’une manifestation de l’irrédentisme d’un peuple aspirant à restaurer un royaume disparu qui s’appelait « Kongo » ? S’agirait-il enfin d’un message de revendications d’une certaine légitimité perdue sur le pays du nom « Congo » qui, au fond, désignerait le « royaume Kongo modernisé » ? En fait, sans chercher à répondre à ces questions dont les réponses alimenteraient pourtant des discussions constructives, ramenant tout le monde à la raison, il est essentiel de noter que ces pratiques de discours (dans le langage parlé, dans les écrits de type pamphlétaire sur Internet, format vidéo sur YouTube, dans les réseaux sociaux comme Facebook, Twitter…) sont préjudiciables à toute la Nation congolaise à plus d’un titre.
- En effet, il peut toujours exister des instances de recherche (les bureaux d’études, les laboratoires à idées—think tanks, et les centres de recherche) travaillant sur la RDC, qui peuvent glaner des éléments d’information à partir des échanges, commentaires et réactions des Congolais au sujet des faits et événements de tous genres (politiques, économiques, sociaux, culturels) concernant ce pays (ses institutions et son peuple, les pratiques et les discours des acteurs nationaux et internationaux dans les différents secteurs de la vie). Bref, il s’agit, pour eux, d’évaluer les façons des citoyens congolais de penser leur pays, les analyser et en proposer des synthèses d’interprétations au fil des années, pour en dégager les tendances dominantes qui sont finalement proposées comme des recommandations en termes d’orientations de politiques (policies). Ainsi, par exemple, quand des Congolais pensent blaguer en répétant sur Facebook : « Mboka wana (Congo), bateka yango, bakabola mbongo[21] » (« Ce pays-là (Congo), qu’on le vende et qu’on partage l’argent entre tous les Congolais, chacun devant s’organiser à sa manière »), ils n’en mesurent pas le caractère prémonitoire ou la valeur d’inspiration pour les « autres » qui suivent de près et qui tiennent à comprendre le sens des idées ou aspirations, des sentiments, des penchants et des convictions exprimés entre correspondants. En fait, les observateurs découvrent que, même si les Congolais inscrivent leurs conversations dans le registre des « blagues », ils communiquent, sans le savoir ni le vouloir, leurs convictions profondes, celles-ci étant en corrélation avec leurs profondes déceptions ou frustrations pour un pays dont les progrès demeurent maigres au travers des décennies. C’est là, justement, que surgit l’idée selon laquelle les Congolais, en dépit de leur nationalisme apparent qui ne sert que de vernis, seraient disposés à accepter la balkanisation de leur pays en fonction de grandes divisions représentées par les principaux groupes ethnolinguistiques (Baswahili, Bangala, Bakongo, Baluba)[22] ou groupes ethno-régionaux « bloc Est » et « bloc Ouest » correspondant arbitrairement et respectivement aux Swahiliphones et Lingalaphones dans un pays disposant de quatre (4) langues nationales, donc quatre zones linguistiques, d’ailleurs non exclusives dans leur configuration actuelle. La preuve de l’arbitraire est évidente, mais il existera toujours des esprits pour intérioriser ce mensonge, produit de la manipulation des différences non essentielles et non contraires au processus de formation d’une Nation.
- Plus que jamais, c’est maintenant qu’il faudrait comprendre la pertinence de se surpasser et de discuter utilement de la survie de la Nation congolaise. Sachant qu’il y a des groupes qui peuvent être tentés de croire dur comme fer à la rhétorique des identités particularistes (les groupes d’appartenance linguistique, ethnique, géographique, religieuse… comme le socle de leur véritable nation) dans ce contexte particulier, il est aujourd’hui facile d’entraîner les Congolais vers la balkanisation avec plus de chances de succès. L’hypothèse de l’impossible consensus observé jusqu’ici autour de nombreuses questions demeurées pendantes liées au processus électoral, la trop probable candidature du président sortant à un troisième mandat, le probable refus du régime de reporter les élections même faisant face au rejet de la machine à voter par l’Opposition radicale, le rejet catégorique de la possible candidature qui serait jugée illégale du président sortant, la détermination de forcer l’entrée dans le jeu électoral pour un candidat emblématique (Moïse Katumbi) en dépit des obstacles érigés sur son parcours, les prises de position non encore clarifiées des autres candidats emblématiques potentiels (Jean-Pierre Bemba, Félix Tshisekedi) ainsi que les autres candidats déjà annoncés dont le passé politique n’a rien d’égal chez les jeunes leaders précités (Florentin Mokonda Bonza, Daniel Mwana Nteba)…sont autant de raisons fondant des craintes sérieuses quant au rendez-vous de décembre 2018.
- Il est vrai que, du Nord au Sud, de l’Est à l’Ouest de la planète (la Terre), tous les régimes (démocratiques ou autoritaires, soient-ils) ont dans leur histoire une certaine expérience des situations d’inégalités ou d’injustices : la réalité des privilégiés et des laissés-pour-compte, mais celle-ci n’est généralement pas fondée sur des considérations ethno-régionales ou blocs ethnolinguistiques. C’est une triste réalité de portée universelle que l’on ne peut découvrir que grâce à l’exploration d’autres sociétés (visites, lectures…). Il serait, en effet, inconcevable de faire valoir les clivages ethno-régionaux ou ethnolinguistiques comme base d’inspiration pour la gouvernance démocratique dont la RDC a besoin aujourd’hui. Il faudrait se rappeler que, quel qu’en soit le degré, toutes les provinces de la RDC portent les stigmates des abus directs ou des effets collatéraux d’abus de l’un ou l’autre des régimes connus depuis 1960 et qu’il est temps de corriger les erreurs du passé. L’injustice sous toutes ses formes (dont l’exclusion) doit être combattue par l’application rigoureuse des lois du pays. Il s’agit aussi de travailler davantage pour favoriser l’inclusion de toutes les catégories sociales grâce à la pratique de l’équité.
- Dans cette perspective, est-il besoin de rappeler le nombre de victimes à l’Ouest pendant la rébellion de Pierre Mulele (de l’Ouest) contre le régime démocratique dit impérialiste de Joseph Kasa-Vubu (réputé pacifique et intègre), avant de s’étendre avec l’ouverture d’un front encore plus cruel dans l’Est (les simba) ? Que dire de l’ampleur des atrocités commises parmi les populations de l’Est comme à l’Ouest sous le long règne néo-patrimonial de Joseph-Désiré Mobutu dont le modèle parfait de clientélisme impliquait des élites de toutes les provinces ? Peut-on ignorer les guerres successives de « libération » de 1996-97 (sous l’AFDL avec Laurent-Désiré Kabila, porte-parole, soutenue principalement par le Rwanda, l’Ouganda, le Burundi…) et de 1998-2002 (sous le RCD avec des ailes d’obédience rwandaise et ougandaise ; le MLC de Jean-Pierre Bemba appuyé par l’Ouganda) ?
- Les statistiques des morts enregistrés sous tous les mouvements politico-militaires, sont demeurées provisoires jusqu’à ce jour. Les responsabilités civiles et pénales n’ont pas été clairement établies jusqu’à ce jour. Tous les anciens chefs de guerre ont bénéficié d’une sorte d’amnistie spéciale à la suite de l’Accord global et inclusif ayant consacré la réunification du pays et la mise en place des institutions de la transition auxquelles les mêmes chefs de guerre ont pris part de la façon la plus éminente[23]. En d’autres termes, pour avoir occupé les positions stratégiques de pouvoir au sommet de l’Etat (ses institutions), ils n’ont jamais été inquiétés ; le peu de citoyens congolais, acteurs politico-militaires, ou militaires tout court, poursuivis par la Cour pénale internationale, ne représentent qu’un échantillon fort biaisé de la réalité des épisodes criminels dans lesquels beaucoup d’acteurs emblématiques étaient impliqués sous diverses modalités pendant de si longues années de guerre. Les crimes enregistrés depuis 2006, début de la Troisième République en RDC, impliquent également de nombreux acteurs.
- Par rapport aux enjeux électoraux actuels, il est donc impératif que les Congolais et Congolaises focalisent leur attention sur les vraies questions politiques de l’heure. L’heure n’est pas à la distraction. Les violences connues pendant les élections de 2006, pourtant financées par la communauté internationale et qui les avait jugées « démocratiques, libres et transparentes », avaient une ampleur plus grande que celle des élections de 2011, sans financement extérieur et jugées très chaotiques en raison des fraudes massives impliquant des acteurs-clés. Personne ne peut deviner ce que l’avenir réserve aux Congolais et Congolaises avec les nouvelles élections qui pointeraient à l’horizon ; leur effectivité est toujours placée sous le signe de l’incertitude. C’est, du moins, la seule chose certaine à la date d’aujourd’hui.
Fait le 28 juin 2018.
Professeur Fraternel D. Amuri
[1] Radio Okapi, ‘’Provinciales en RDC : La CENI invite les candidats à retirer les formulaires’’, https://www.radiookapi.net/2018/06/18/actualite/en-bref/provinciales-en-rdc-la-ceni-invite-les-candidats-retirer-les [Consulté le 26 juin 2018]
[2] Radio Okapi, ‘’Kinshasa : le M17 appelle la CENI à fixer l’opinion sur la machine à voter’’
https://www.radiookapi.net/2018/06/26/actualite/en-bref/kinshasa-le-m17-appelle-la-ceni-fixer-lopinion-sur-la-machine-voter [Consulté le 26 juin 2018]
[3] Radio Okapi, “Provinciales à Kinshasa : seul un candidat enregistré à Kinshasa depuis dimanche’’,
https://www.radiookapi.net/2018/06/26/actualite/politique/provinciales-kinshasa-seul-un-candidat-enregistre-kinshasa-depuis [Consulté le 26 juin 2018]
[4] Il n’est pas nécessaire de signaler que l’Opposition politique en RDC s’est complétement lézardée, donnant lieu à diverses tendances. D’une façon caricaturale, il existe aujourd’hui une Opposition dite radicale (la vraie Opposition ?) et une Opposition modérée ayant opté pour la convergence par rapport au régime en place. C’est notamment la situation observable des partis représentés dans le gouvernement actuel et qui ont souscrit à leur participation dans le Front commun pour le Congo (FCC), la nouvelle plateforme politique initiée par le président de la République, Joseph Kabila. Cette nouvelle organisation serait essentiellement dictée par des visées électoralistes face à la nouvelle reconfiguration de l’espace électoral (la libération de Jean-Pierre Bemba y est aussi pour beaucoup). Il est fondamental de rappeler que la réapparition inattendue de Jean-Pierre Bemba, contribue dans une mesure significative à la polarisation des forces politiques entre la Majorité au pouvoir et une Opposition débarrassée de tous les partis indécis ou prétendument modérés ou centristes. Il est aussi vrai que cette donne politique ne signifie pas forcément que l’Opposition est devenue homogène sur les plans idéologique et stratégique. Cette configuration bipartisane de façade peut faciliter la lisibilité du rapport des forces sur l’espace électoral.
[5] La société civile, elle aussi, est devenue de plus en plus plurielle et dispersée à la suite des conflits de leadership et, dans une certaine mesure, de la manipulation de certains groupes pour des intérêts divers vis-à-vis du Pouvoir.
[6] Sa pollution a été attestée par l’Agence de la Francophonie mais aujourd’hui minimisée sous l’urgence d’inévitables élections dans le délai (syndrome de l’indépendance immédiate congolaise).
[7] L’amalgame est une forme de manipulation ou de diversion qui provoque une réaction immédiate de la part de ceux à qui est adressé le message et évite de procéder à un examen plus approfondi d’un problème en “noyant le poisson”. (http://www.toupie.org/Dictionnaire/Amalgame.htm).
[8] Beaucoup de gens sont morts dans nombre de circonstances liées aux revendications des élections. Les tergiversations du régime ont été nombreuses et, le plus souvent, les violences disproportionnées à l’égard des manifestants (populations civiles) ont confirmé la détermination de tout régenter, donc sans consensus.
[9] Au cours du débat organisé dans l’émission « Dialogue entre Congolais » de Radio Okapi sur « Le CNSA dresse un bilan négatif de l’application de l’accord de la saint Sylvestre » du 25 juin 2018, le député Muhindo Nzangi du MSR, parti membre du G7 et de la plateforme Ensemble, a cru s’appuyer sur le vrai motif de l’insistance de la CENI sur l’usage de la machine à voter. Pour lui, il s’agi(rait) d’un discours stratégique visant à démoraliser les électeurs pro-changement qui, finalement, choisiraient de se méfier du vote, situation qui profiterait à la Majorité, toujours soupçonnée d’instrumentaliser la CENI. https://www.radiookapi.net/2018/06/25/emissions/dialogue-entre-congolais/le-cnsa-dresse-un-bilan-negatif-de-lapplication-de [Consulté le 27 juin 2018].
[10] Par opposition à l’éthique de la conviction personnelle liée aux valeurs considérées par l’acteur.
[11] « Quelle réponse donnerions-nous après les élections si jamais le changement tant souhaité et pour lequel des vies humaines ont été fauchées, n’était pas effectif ? ».
[12] Pour les lecteurs avertis, le journal L’Avenir est un media pro-régime. Cependant, cet engagement partisan ne saurait empêcher la prise en compte de ces éléments révélant le risque du boycott des élections pour bien des raisons que seul le parti concerné peut élucider.
[13] Radio Okapi, « Revue de presse : Forum des As : « Cas Katumbi : 45 parlementaires saisissent le raïs », https://www.radiookapi.net/2018/06/26/actualite/revue-de-presse/forum-des-cas-katumbi-45-parlementaires-saisissent-le-rais [Consulté le 27 juin 2018]
[14] Dont particulièrement l’Eglise catholique suivie de l’Eglise protestante et, dans une certaine mesure, la Communauté islamique du Congo.
[15] Pourtant, tout président de la république ayant exercé ses mandats et qui quitte le pouvoir conformément à la Constitution en vigueur en RDC, est de droit un sénateur à vie. On peut bien s’interroger sur les bonnes raisons et les vrais motifs d’une loi qui ne viserait qu’à surprotéger un président, appelé à devenir sénateur à vie. La précarité de la conjoncture judiciaire qui guetterait le régime en place, semble, par ironie du sort, être délibérément construite par l’initiative d’une telle loi. L’ampleur des crimes durant le règne, bien que non forcément directement imputables au président de la république, comme les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité commis par les forces de défense et les miliciens épinglés dans les conclusions du rapport des experts de l’ONU, préfigurerait des ennuis futurs.
[16] Ainsi l’avait déclaré André-Alain Atundu, le porte-parole de la Majorité présidentielle au cours de ce premier semestre de 2018.
[17] L’on sait que, le moment venu, des arguments soutenant la possibilité, pour le président Joseph Kabila, de se représenter à l’élection présidentielle, seront brandis. Ce sera le moment décisif de la confrontation entre la Majorité au pouvoir et l’Opposition, un rapport des forces pourtant déséquilibré dont les risques sont à craindre dans ce contexte dissensuel : sincèrement parlant, personne ne prétendra s’étonner devant la conflictualité dans les mois à venir quand on sait très bien que la machine à voter n’a pas fait l’objet de consensus entre les principaux partenaires du processus électoral.
[18] Très curieusement, la plupart des dispositions prohibitionnistes dominant cette loi, n’ont aucun soubassement constitutionnel : le fameux seuil électoral a été imposé contre la volonté de la majorité des partis de l’Opposition, la formule de « regroupements politiques » est une invention non-constitutionnelle, la caution exagérée favorisant la reproduction de la classe dirigeante en place consacre l’exclusion des personnes démunies et attachées aux partis de l’Opposition dépourvus de ressources nécessaires, la trop contestée machine à voter dont la légitimité n’existe que chez les décideurs de la CENI et la MP.
[19] En référence au forcing réalisé par Pierre Nkurunziza, président de la République du Burundi et dont l’imitation soutenue des formules plus subtiles propres au génie de chacun des acteurs et en fonction du contexte propre à chaque pays, s’est révélée effective dans nombre d’Etats de la région des Grands Lacs africains (Paul Kagame du Rwanda, Kaguta Museveni de l’Ouganda) et en Afrique centrale (Denis Sassou Ngouesso du Congo-Brazzaville).
[20] Pour certains observateurs, la libération de Jean-Pierre Bemba n’est due qu’à la suite de la lettre que l’ancien diplomate américain, Herman Cohen, avait adressée aux autorités de la Cour pénale internationale (CPI). C’est une lecture simpliste, bien que s’arrimant avec les résultats escomptés. Il n’est pas impossible, du point de vue de la politique des puissances sur la RDC dans le contexte actuel, que cette libération soit [aussi] motivée par le souci de provoquer un changement d’attitude dans le chef de Joseph Kabila, qui serait devenu, en quelque sorte, « trop indépendant », donc « insoumis » à la suite de la posture souverainiste et nationaliste de son régime qui déterminerait ses engagements envers la Chine et, tout récemment, la ratification de la convention sur la coopération militaire (fourniture d’équipements militaires, armes, formation des troupes…) au détriment des autres partenaires traditionnels dans le secteur. Comment comprendre la corrélation (bien que non rigide) entre la libération de Jean-Pierre Bemba et la série d’initiatives gouvernementales accomplies avec une célérité sans précédent (coopération russo-congolaise, la proposition de loi sur la protection de l’ex-président, la mise en place de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat) ?
[21] C’est le type de propos répandus dans les réseaux des diasporas congolaises (voir un article de Bernard Mumpasi Lututala pour une enquête menée en Europe).
[22] Fondamentalement parlant, ces composantes rappellent des langues nationales, non des groupes ethniquement homogènes c’est-à-dire ayant notamment un ancêtre commun. L’ancêtre « Muswahili » ou « Mungala » n’existe pas ! Est-ce qu’il y aurait un ancêtre « Muluba » ? Qu’en est-il du « Mukongo » ? Voilà un exercice intellectuel qui peut rafraîchir la mémoire pour apprendre à se méfier de fausses étiquettes souvent exploitées par les acteurs politiques qui, en fin de compte, en sont les seuls bénéficiaires.
[23] L’illustre Etienne Tshisekedi dénonçait, à l’époque du tristement célèbre schéma 1+4, cette sorte de « prime aux seigneurs de guerre ».